La Métaphysique du Christianisme
et la crise du XIIIe siècle
Introduction
Dans la suite de La Métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Tresmontant prolonge la réflexion de sa thèse de 1961 qui s’était appliquée à examiner les problèmes métaphysiques fondamentaux rencontrés dès les premiers siècles par les premiers penseurs chrétiens, les Pères de l’Église, en affrontant « les doctrines issues principalement du platonisme, du stoïcisme, du néoplatonisme et des diverses gnoses. » (p. 10)
Fort de cette étude, Tresmontant étend son analyse au contexte de la crise du XIIIe siècle qui voit l’émergence d’un « aristotélisme mêlé d’éléments et de thèmes néoplatoniciens » (p. 11). Tout le travail de Tresmontant va consister à dégager « quels sont les principes et les thèses qui constituent et caractérisent la métaphysique chrétienne, pour autant qu’elle a pris conscience d’elle-même dans les périodes que nous avons envisagées » (p. 35)
Tresmontant ne se cantonnera pas à une lecture seulement descriptive des penseurs d’une époque où « les cathédrales étaient blanches, et où les philosophes étaient clairs » (p. 39) ; sans se limiter à dresser une histoire de la philosophie médiévale, il va surtout chercher à voir si la pensée chrétienne a une logique propre qu’elle expose et explicite dans le vif de ses controverses : « Nous recherchons l’essence de la philosophie chrétienne et son devenir. » (p. 54).
Cette « esquisse synoptique » (p. 53) offre donc l’occasion à Tresmontant d’exercer son métier de métaphysicien en revenant sur un authentique développement qui constitue le dynamisme de la métaphysique chrétienne.
Pour Tresmontant métaphysicien, il ne fait aucun doute que la pensée chrétienne a pris conscience de son contenu métaphysique à travers une série de polémiques et de controverses qui témoignent tout au long de son histoire de sa réalité organique.
La Métaphysique du Christianisme
Tresmontant décèle en premier lieu une « initiative philosophique » chez les plus grands penseurs chrétiens du XIIIe siècle – saint Albert le Grand, saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin –, invitant son lecteur à explorer au plus près leur réponse philosophique face à des adversaires redoutables et ceci à partir de questions aussi importantes que la conception de l’homme, sa destinée, la distinction ontologique entre son âme et Dieu.
Avant de dresser un état des lieux, Tresmontant se propose de donner une définition préliminaire de la métaphysique et de son caractère propre : « Nous appelons métaphysique l’ordre des questions et des problèmes qui relèvent en droit de l’analyse rationnelle, laquelle procède à partir de l’expérience concrète, et indépendamment de toute révélation surnaturelle. » (p. 24)
De ce point de vue, la métaphysique, « est dépendante de l’enseignement du réel, exploré par des méthodes positives. Il faut même ajouter que c’est pour la métaphysique un devoir que de se fonder sur cet enseignement. Faute de quoi elle cesse d’être une science, pour devenir mythologie et bavardage ». (p. 33)
C’est une manière de répondre sans détours à « certains philosophes [qui] se sont élevés contre cette expression “philosophie chrétienne”, parce que la philosophie se définit par la vérité, par la raison qui découvre la vérité. – Oui, mais les philosophes ne sont pas d’accord sur ce qu’est la vérité, ni même sur la méthode de la philosophie, sur le point de départ, sur la valeur de la raison. En attendant que cet accord soit fait, et que l’on puisse parler de la philosophie tout court, c’est-à-dire de la philosophie vraie et unique, nous continuons d’appeler chrétienne la philosophie qui est compatible avec le christianisme et avec ce que le christianisme pense être la vérité. » (Introduction, p. 27)
Le ton est donné. Il ne reste plus qu’à Tresmontant de dresser son premier constat : « La crise doctrinale du XIIIe siècle a porté sur deux points principaux : sur la doctrine de la création, et sur la doctrine de l’âme. » (p. 36)
La doctrine de la création
La notion de « création » est classiquement comprise à partir du verbe « Créer » qui signifie, à l’appui de saint Thomas d’Aquin, « produire quelque chose à l’existence sans matière préexistante » (S. Thomas, Sum. C. Gent., II, 16)
L’artisan, de son côté, est identifié à celui qui produit quelque chose à partir d’une matière donnée. Ainsi, le démiurge, s’il désigne l’artisan du monde, n’est pas encore, au sens plénier du mot, un créateur. (p. 89)
C’est un tour de force dans l’histoire de la métaphysique puisque Tresmontant rappelle bien que « les anciens philosophes, à partir de Parménide, ont tous pensé que de rien, rien ne peut devenir. C’est aussi l’opinion du commentateur d’Aristote, Averroès, (p. 97)
On retrouve cette même idée d’une incréation de la matière chez Avicenne qui soutient que le crée est éternité et procède de Dieu nécessairement (p. 151)
Dans sa polémique, Saint Thomas répond philosophiquement contre cette pensée qui considère que la matière est incréée. (p. 97) ; il préserve surtout la liberté de la création contre la conception dite « émanatiste » de la procession, présente dans le néoplatonisme. (p. 133)
Ce qui conduit Tresmontant à écrire que « c’est Avicenne qui paraît le plus opposé à la vérité catholique, car, dans sa Métaphysique, il affirme que du Premier Principe ne peuvent provenir plusieurs êtres. » (p. 131)
La doctrine catholique, rappelle en effet Tresmontant, pense que la pluralité des êtres est produite immédiatement par le Premier Principe (= unité la plus simple = le plus puissant) : « Quoique Avicenne, Themistius et Al-Fârâbi et d’autres encore aient posé des Intelligences créatrices, on peut
cependant montrer à l’évidence, par l’autorité et par la raison qu’aucune créature ne peut produire quelque chose de rien, c’est-à-dire créer. » (p. 131-132)
En somme, « Dieu n’est pas le monde ni rien de ce qui constitue le monde. » (p. 171)
Pour comprendre philosophiquement la notion de « création », les penseurs médiévaux vont distinguer « création » et « commencement » : (p. 252) et Tresmontant va penser avec eux ces deux notions ; c’est là qu’il intervient en vrai métaphysicien qui ne se contente pas de dresser l’inventaire des idées en présence ; il va actualiser ce travail de confrontation et d’épuration pour faire rejaillir la pertinence rationnelle de la métaphysique chrétienne face aux problèmes concrets de notre temps. Nous nous permettons donc de reproduire un passage important de sa réflexion :
« Saint Thomas traite le problème de la création et du commencement au plan conceptuel pur. Il montre qu’au niveau des concepts, il n’y a pas de contradiction interne entre cette proposition : “Le monde est créé” et cette autre “le monde est éternel”, car, toujours au niveau des concepts, on peut penser un monde créé éternellement. Mais saint Thomas pense le problème dans une vision du monde qui est celle d’Aristote. Il ignore évidemment l’évolution cosmique et biologique. Les espèces, dans le cosmos platonicien comme dans le cosmos aristotélicien, existent de toute éternité. Saint Thomas le dit : rien ne prouve que l’homme ne soit pas éternel.
Il reste à savoir si, compte tenu de l’enseignement de l’expérience à cet égard, compte tenu du fait que nous sommes dans un Univers en régime d’évolution continuée, où rien n’existe de toute éternité, où tout commence d’exister à un moment donné, on peut encore considérer l’idée de création et l’idée de commencement comme dissociables. Ce n’est pas seulement la Révélation biblique qui nous parle d’un commencement ; c’est l’expérience qui nous enseigne que l’évolution cosmique et biologique, tout comme l’histoire humaine, sont marquées par une multitude de commencements : commencement de la matière vivante, commencement de chaque espèce vivante, apparition de l’homme, naissance de
chaque homme en particulier.
Compte tenu du réel, nous nous demandons donc, pour notre part, si création et commencement peuvent être dissociés, et s’il n’y aurait pas, en effet, dans la réalité des choses, et non seulement au plan formel, contradiction interne dans l’idée de création éternelle. À cet égard, nous nous
rapprocherions, quant à nous, du point de vue obscurément pressenti par saint Bonaventure. La temporalité ne serait plus un caractère contingent du créé mais un caractère essentiel au créé.
En fait la création est temporelle. Mais, de plus, la création est peut-être temporelle et évolutive par essence. » (p. 254)
Si Tresmontant penche du côté de saint Bonaventure, c’est parce que ce grand docteur avait vu, selon lui bien avant Einstein, que sans matière, pas de temps. La doctrine de la création gagne non seulement une rationalité philosophique mais s’inscrit dans le cadre de la métaphysique en tant qu’elle ne s’explique pas seulement par la matière. Elle implique donc une transcendance que la doctrine de l’âme, autre point de controverse de la crise du XIIIe siècle, va permettre d’élucider.
La doctrine de l’âme
Le monopsychisme (de monos, « seul », et psyché, « âme », « souffle de vie ») désigne l’idée selon laquelle il existerait une seule âme du monde qui animerait toute chose. Inspiré de Plotin, le monopsychisme a été transmis au XIIIe siècle latin par Averroès et a trouvé en Siger de Brabant un ardent défenseur.
Saint Thomas va repousser la théorie de Siger de Brabant en établissant que l’intelligence ne peut être numériquement une pour tous les hommes. Saint Thomas souligne la relation intrinsèque qui existe entre le monopsychisme et le panthéisme : « Si l’on en croit les raisons des averroïstes, il faut conclure qu’il n’existe absolument qu’un seul intellect, et s’il n’y a qu’un seul intellect, comme ils le prétendent, il s’ensuit qu’il n’y a qu’un seul intellect dans le monde, et non pas seulement dans les hommes. Ainsi notre intellect n’est-il pas seulement une substance séparée, mais, bien plus, il est Dieu lui-même ; et la pluralité des substances séparées est totalement abolie. » (Tractatus de unitate intellectus contra Averroistas, éd. L. w Keeler, V, p. 69-70, § 107, cité par Tresmontant, p. 315)
Dans la même logique, saint Thomas va à l’encontre de l’idée selon laquelle Dieu ne connaîtrait pas les choses en tant qu’elles sont singulières. Pour Thomas d’Aquin, Dieu a la connaissance des choses universelles et des choses particulières. (p. 198)
Avicenne, Algazel disent : Dieu connaît les êtres singuliers d’une manière universelle – C’est insuffisant, réplique saint Thomas. Car connaître de cette manière le singulier dans l’universel, ce n’est pas connaître la nature propre de tel être singulier, ou de tel autre. » (p. 198)
Tresmontant se réapproprie le réalisme thomasien et note que « le christianisme et le néoplatonisme sont en opposition absolue. » (p. 382)
Pour mieux le comprendre, Tresmontant nous invite à revenir sur le sens de l’épistémologie, c’est-à-dire à la doctrine de la connaissance. En somme, quel est le point de départ de la connaissance ? Selon l’épistémologie idéaliste, le monde n’est pas pour le sujet pensant qui le connaît un donné, mais une production de l’esprit, voire de l’Esprit. (p. 329)
« Pour le métaphysicien idéaliste, il est donc possible en droit de déduire la connaissance du monde d’une intuition ontologique par laquelle je m’identifie à l’Absolu que je suis originellement. En fait, le monde est ainsi déduit du Moi absolu. La connaissance pourra donc l’être aussi. » (p. 329)
Cette épistémologie est diamétralement opposée, selon Tresmontant, à la métaphysique chrétienne : « L’ontologie chrétienne est en opposition absolue avec l’ontologie de l’idéalisme. » (p. 329)
Si les grands Docteurs chrétiens du XIIIe siècle ont adopté pour une grande part l’épistémologie aristotélicienne, c’est-à-dire la doctrine de la connaissance qui part du donné empirique, concret, individuel, au nom d’une philosophie de la nature, c’est parce qu’ils sentaient que l’exigence du christianisme partait aussi du donné : l’expérience. (p. 328)
Ce qui ne veut pas dire en retour que l’aristotélisme se confonde tout entier avec l’exigence chrétienne comme on l’a souvent réduit : « Rien n’est donc plus superficiel, plus faux, que d’affirmer l’identité entre la métaphysique aristotélicienne et la métaphysique thomiste. […] Il ne faut pas dire seulement que saint Thomas a baptisé l’aristotélisme. Auparavant, il l’a converti en profondeur, et il l’a renouvelé ; il en a exorcisé les vices fondamentaux, afin de le rendre capable de recevoir la grâce. » (p. 215)
Conclusion
Tresmontant ne fait que reprendre l’argument de Saint Paul au sujet des hérésies : les crises sont saines parce qu’elles permettent de mettre à jour la métaphysique chrétienne dans ses exigences et dans son contenu propre.
Constatant que « c’est la polémique contre le monopsychisme averroïste qui sera au cœur de la crise doctrinale du XIIIe siècle. » (p. 255), Tresmontant réussit à explorer le sens de la création, d’abord entant que concept, puis en tant que réalité métaphysique.
En préservant la notion de création de toute dépendance ontologique avec la matière, Tresmontant comprend que la métaphysique chrétienne en vient à réfléchir au sens du mot « création » à partir de la notion de « relation ». En effet, pour Saint Thomas d’Aquin comme pour Saint Bonaventure, la création est avant tout une relation ; mieux, elle est une action, elle est même l’action par excellence : l’action de Dieu, Dieu étant totalement « en acte » (p. 94)
Si bien que, pour la métaphysique chrétienne, l’action ne fait qu’un avec la création. On conçoit qu’il s’agit de l’amour, « problème capital de la métaphysique chrétienne » selon Maurice Blondel, qui constitue la clef décisive et la raison d’être de toute la Création.
Comme l’écrit saint Thomas, « Dieu cesse de créer de nouvelles espèces mais non de créer de nouveaux individus. Puisque toutes les âmes humaines font partie d’une même espèce, il n’y a pas contradiction entre le repos de Dieu et la création quotidienne d’âmes nouvelles. (p. 285, saint Thomas)
Dès lors, la création est bien l’expression de l’action de Dieu et, surtout, de son amour. Avec cet essai passionnant (1964), Tresmontant renforce bien la notion de création dans sa rationalité propre au point de la présenter comme plus qu’une notion mais un fait d’expérience. (cf. notre étude : https://www.claudetresmontant.com/la-question-de-la-creation)
Table des matières
Introduction (p. 9)
I. La distinction entre l’Être incréé et l’être créé. La doctrine de la création (p. 41)
II. La critique du panthéisme (p. 67)
III. Un seul Principe (p. 74)
IV. Création et fabrication. La création de la matière (p. 83)
V. Création et génération (p. 98)
VI. Création immédiate (p. 105)
VII. La liberté de la création (p. 133)
VIII. La diversification (p. 155)
IX. L’immanence de l’action créatrice de Dieu (p. 171)
X. La consistance propre des créatures et leur dignité de causes (p. 185)
XI. Le Dieu de la philosophie chrétienne (p. 194)
XII. Création et commencement. Le problème de l’éternité du monde (p. 216)
XIII. Le problème de l’âme (p. 255)
XIV. La polémique contre le monopsychisme (p. 296)
XV. L’excellence de l’Être (p. 317)
XVI. La connaissance (p. 328)
XVII. Listes de propositions métaphysiques considérées comme fausses (p. 354)
XVIII. Conclusions (p. 375)