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- Le Christ de Claude Tresmontant -

Par Emmanuel Tresmontant

Claude Tresmontant est mort il y a 25 ans, en avril 1997. Je me souviens comme si c’était hier de ses obsèques célébrées à l’église d’Auteuil, un jour pluvieux, par l’évêque de Versailles, Jean-Charles Thomas, premier homme d’Église à avoir ouvertement soutenu mon père en préfaçant son Christ hébreu dont il avait d’ailleurs été le commanditaire en 1982 alors qu’il était évêque d’Ajaccio. Ses étudiants étaient venus lui dire adieu, jusqu’au cimetière de Bagneux, où je n’ai jamais eu, depuis, le courage de revenir. Plus le temps passe, plus le rôle joué par Claude Tresmontant au XXe siècle me semble avoir été celui d’un apôtre laïc envoyé en mission (c’était le sens du mot schalah en hébreu traduit par le grec apostolos et le latin apostolus) pour sauver et libérer une génération qui, comme la mienne, née en 1968, avait été élevée et éduquée dans une ignorance absolue des racines chrétiennes de notre civilisation.Quand je lui demandais (lors de nos conversations mensuelles qui avaient lieu au café de la place de la Sorbonne ou chez son éditeur François-Xavier de Guibert) comment il se considérait, avec le recul, et compte tenu de son œuvre accomplie et en genèse perpétuelle depuis 1953 (date de son premier livre, Essai sur la pensée hébraïque) il me répondait simplement : « comme un ouvrier dans la vigne », un « artisan métaphysicien », sachant que : « l’humanité n’a pas besoin de beaucoup de métaphysiciens, un ou deux par siècle, cela suffit. » Il avait conscience de faire ainsi partie d’un plan, d’un processus, d’un grand labeur collectif agissant au plus profond de l’humanité en vue de sa transformation, dont personne ne sait quand il finira. Des milliers d’étudiants et de lecteurs de ses livres, je l’ai déjà écrit ailleurs, ont été illuminés par son enseignement et sa pensée, certains ont même été sauvés du désespoir grâce à lui, comme me l’a avoué le père franciscain Yves Tourenne qui, avant de découvrir l’enseignement de Claude en 1974, songeait sérieusement à « se foutre en l’air », intoxiqué qu’il était alors par le trio diabolique Sade-Nietzsche-Bataille...

Christ frappant a la porte Brunor

Christ frappant à la porte (Apocalypse, 3,20), Brunor  

Huile sur bois naufragé.

Claude Tresmontant, seul contre tous dans une Université française totalement soumise aux dogmes antichrétiens de la philosophie allemande, ramena ainsi de nombreuses âmes assoiffées de connaissance et de vérité vers le Christ, dont il était le seul à faire étudier la pensée en action, d’une façon rationnelle et philosophique, au même titre que l’on ferait lire Platon et Aristote, Confucius et les Upanishads. Tous ses premiers livres, très techniques et érudits, comme sa volumineuse thèse de doctorat publiée en 1961 (La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne) avaient été écrits afin de démontrer à un auditoire sceptique et formaté par Spinoza et Kant pour qui rien de ce qui est contenu dans les livres saints ne relève de la raison mais uniquement de la fiction, du sentiment et del’imagination, l’existence d’une véritable pensée chrétienne structurée et rationnelle, totalement distincte de la pensée grecque, car toute entière fondée sur le fait objectif de la Création (concept ignoré des Grecs, et rejeté comme « non philosophique » par toute une tradition de pensée qui va de Spinoza à Heidegger). Cette pensée chrétienne, qui prolonge la vision du monde des prophètes hébreux, Tresmontant nous montrait qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, s’enrichissant d’une façon dialectique au fil des confrontations, comme, par exemple, au XIXe siècle, quand le christianisme a dû répondre aux objections des kantiens pour qui l’existence de Dieu et le fait de la Révélation ne peuvent être démontrés par l’intelligence : « C’est la raison qui appelle la Révélation, et c’est à la raison que la Révélation s’adresse. C’est à la raison que Dieu parle, c’est à la raison qu’il demande la foi, et il ne la lui demande qu’après lui avoir fait voir que c’est lui qui parle. La raison qui demande le témoignage de Dieu, sur les réalités de la vie future, n’adhère donc à ce témoignage avec la certitude surnaturelle de la foi, qu’après avoir vu de ses propres yeux, c’est-à-dire vérifié par sa propre lumière et avec la certitude naturelle qui lui est propre, le fait divin de la Révélation. » (Cardinal Dechamps, rédacteur du premier concile du Vatican en 1870 - texte cité par Claude Tresmontant dans son article de la revue Esprit, « Tâches de la pensée chrétienne aujourd’hui », paru en août 1965.)

Le Christ, mon père l’avait rencontré à l’âge de 16 ans, alors qu’il était pensionnaire au lycée de Compiègne, sous l’Occupation. Un jour, assis dans les gradins d’un stade pendant que ses copains jouaient au foot, il s’était rendu compte qu’un livre était posé à côté de lui (preuve, s’il en est, que l’Esprit souffle où il veut, et sur qui il veut...). « Les Évangiles. Tiens, je n’ai jamais lu ces textes. Qu’est-ce que cela raconte ? » Après en avoir lu quelques passages, ce fut une évidence pour lui : « C’est la vérité. » Lui qui avait été élevé dans l’athéisme et l’anticléricalisme par ses parents communistes venait de découvrir en un éclair un autre univers, un monde insoupçonné qui allait changer sa vie et sa pensée et faire de lui le plus grand métaphysicien et connaisseur de l’hébreu de la seconde moitié du XXe siècle ! Ce premier contact avec le Christ dans la tête de l’adolescent Claude Tresmontant, en ce jour de l’année 1941, est totalement original et révélateur de la démarche de mon père. Il y a d’abord la curiosité intellectuelle etl’absence de préjugés : il ouvre ce livre, qu’il n’a jamais lu auparavant (lui qui n’a jamais mis les pieds dans une église) et en lit certains passages, avec la même attention intellectuelle que s’il lisait un traité de physique quantique par Louis de Broglie qu’il lisait déjà avec passion... Ce qui le frappe, dans ce texte, c’est la vérité objective qui en émane. « Quel passage vous avait particulièrement impressionné », lui demandais-je. « Celui-ci », me répondit-il : « celui qui a trouvé son âme il la perdra et celui qui a perdu son âme à cause de moi celui-là il la trouvera » (je cite ici sa propre traduction de Matthieu, 10,39). Le fait de sortir de soi, de prendre des risques, de refuser le confort, de renoncer à ses habitudes pour défendre une cause que l’on pense juste, a toujours été pour mon père une loi du développement de la vie, vérifiable parchacun de nous. On vit en se donnant à quelque chose, sinon, on meurt stérilement. Le petit pensionnaire du lycée de Compiègne, abandonné par ses parents, venait donc d’apercevoir quelque chose de fulgurant en cette brumeuse matinée de printemps de 1941. Une fenêtre venait de s’ouvrir dans son esprit. Par son intelligence, il venait de comprendre que les Évangiles, dont on ne lui avait rien dit jusqu’à présent, contenaient une sagesse, une vérité, une science de la vie bien plus nourrissantes et solides que ce que pouvait lui apporter la lecture du Monde comme volonté et comme représentation du vieil Arthur Schopenhauer qui faisait jusque-là ses délices...


Quand j’interrogeais mon père, dans les années 1990, pour en savoir plus sur son rapport au Christ, et s’il éprouvait le besoin d’une relation personnelle avec lui, il me répondait ouvertement qu’il ‘n’avait pas le tempérament mystique', qu’il n’était pas un saint Augustin ni un saint Jean de la Croix, mais qu’il se considérait avant tout comme un chercheur, un philosophe, un scientifique. La théologie et la christologie étaient une science à ses yeux, exactement comme l’astrophysique et la biologie. C’est ce qu’il écrit et démontre dans Les premiers éléments de la théologie à destination des élèves de classe préparatoires aux grandes écoles parus en 1987 et qui, fait incroyable aujourd’hui, se vendra à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires... « La théologie est une science, fondée sur la communication à l’homme par l’intermédiaire des prophètes d’Israël, de la science de Dieu. Mais comment savons-nous qu’il y a eu en effet communication à l’homme de la pensée, de la sagesse, de la science de Dieu ? Comment savons-nous qu’il a eu Révélation ? C’est ce qu’il faut établir d’abord. Il faut établir d’abord le fait de la Révélation afin que la théologie soit fondée comme science. »


Rien d’affectif ni d’irrationnel chez lui. C’était un vrai Docteur de la Sorbonne, au sens le plus noble du terme, comme l’avaient été au Moyen-Âge Albert le Grand et Abélard... Il se méfiait de l’imagination « fofolle » et des discours pédants et délirants des chrétiens à la mode qui prétendaient avoir rencontré Dieu. Il étudiait le Christ avec prudence, avec patience et méthode, comme un objet scientifique, comme un phénomène nouveau dans l’histoire de l’Univers. C’est ce regard de philosophe libre et laïc qui a, je pense, marqué tant d’étudiants et de lecteurs pour qui l’intelligence n’a pas à se soumettre à un quelconque diktat de la « foi », mais doit, au contraire, questionner sans cesse et ne jamais se satisfaire complètement des réponses qu’elle obtient. En tant que professeur de philosophie, Claude Tresmontant acceptait ainsi le débat et la contradiction avec ses étudiants, dont certains étaient des normaliens agressifs venus le piéger au sujet de Kant ou de Hegel mais qui, face au calme de ce professeur qui se mettait à leur citer les textes en allemand et à les analyser en profondeur, en leur demandant à chaque fois s’ils étaient d’accords avec ses arguments, étaient bien obligés de rendre les armes piteusement (le témoignage de l’historien Édouard Husson, qui fut son étudiant et l’un de ses disciples, est très amusant à cet égard)... Il acceptait le dialogue car il était un philosophe du réel : il partait toujours de ce qui nous est commun à tous, « le Réel scientifiquement exploré », c’est-à-dire l’Univers dans son histoire et son développement. « Pour que la discussion soit possible, il faut partir du Réel » me disait-il. « Or les philosophes se sont détournés du Réel... Comment discuter avec eux ? » Ceux qui d’ailleurs acceptaient de dialoguer avec lui et comprenaient sa pensée étaient tous des hommes de science renommés : le paléontologue Jean Piveteau, le zoologiste Pierre-Paul Grassé, le biologiste Rémy Chauvin, l’historien Pierre Chaunu, l’astrophysicien et professeur au collège de France Jean-Claude Pecker...


Depuis 2000 ans, chaque époque s’est efforcée de penser le Christ en le faisant entrer dans le cadre intellectuel qui était le sien. Au XXe siècle, Claude Tresmontant aura été le philosophe qui a réussi, le premier, et mieux que personne, à intégrer le christianisme dans la nouvelle vision du Cosmos fournie par les sciences de l’Univers et de la Nature. Qu’est-ce que le Christ pour nous, aujourd’hui ? Comment penser le Christ, dans un Univers dont on sait qu’il est un gaz de galaxies apparu il y a environ 14 milliards d’années et qui se déploie comme une symphonie en train d’être composée, allant du plus simple (les premiers photons) au plus complexe (le cerveau de Mozart) telle une symphonie inachevée ? Comment faire s’accorder le christianisme avec cette nouvelle vision du Cosmos que n’avaient ni saint Augustin, ni saint Thomas, ni Bossuet, pour qui l’Univers avait été créé il y a 5 000 ans, dans un espace fixe et limité au centre duquel gravitait notre planète comme si elle était le centre de tout ? C’est à Teilhard de Chardin que mon père doit cette idée d’un « Christ cosmique » pensé comme la finalité ultime de l’Univers. Le Christ apparaît quand l’Univers est prêt à le recevoir, il constitue une nouvelle étape dans l’histoire de la Création, son étape ultime, sa flèche. « La grande découverte qu’a faite Bergson et que le Père Teilhard a continuée, dit Tresmontant, c’est que nous sommes dans un Univers en régime d’évolution depuis environ 14 milliards d’années. C’est la grande découverte du XXe siècle qui a des conséquences extraordinaires du point de vue philosophique et théologique. Le Père Teilhard a vu que, dans cette perspective d’une Création en train de se faire et inachevée, le christianisme changeait de fonction. Il n’avait plus seulement la fonction de réparation comme dans le système augustinien. Il était ce par quoi la Création s’achève et tend vers sa fin. C’est-à-dire que Teilhard était scotiste sans le savoir, sans avoir jamais lu Duns Scot, puisque le grand Duns Scot, mort en 1308, pensait que le Christ est le premier voulu et que la raison d’être du Christ, ce n’est pas la réparation, comme le pensait l’école augustinienne, c’est d’abord l’achèvement de la Création.


Claude Tresmontant est allé bien plus loin dans cette voie que son maître vénéré Teilhard dont la faiblesse est quand même d’avoir créé le trouble et la confusion en employant à tort et à travers la notion de « panthéisme », alors que le christianisme est un pur monothéisme (la correspondance entre le maître Teilhard et son jeune disciple Tresmontant qui lui fait la leçon est à cet égard est un document exceptionnel et passionnant que l’on aimerait voir publié un jour !).
Claude Tresmontant a donc d’abord libéré le Christ de sa gangue gnostique, manichéenne, kantienne et hégélienne. Depuis Voltaire et Diderot, qui avaient été élevés chez les Jésuites, des générations avaient vomi ce Christ-là, triste professeur de morale, contempteur de la matière, de la vie et de la sexualité, un peu comme les personnages de pasteurs luthériens névrosés et fanatiques dans les films de Bergman... Contre Spinoza et Kant, Claude Tresmontant a réintégré le Christ dans le champ de la philosophie et en fait l’objet suprême de notre intelligence.
Mon père n’aimait pas les films consacrés au Christ. Il les trouvait morbides et faux. Pour lui, qui possédait la reproduction du linceul de Turin dans son bureau de travail, et qui considérait le Linceul comme le cinquième évangile, le Christ est l’Homme véritable et achevé, « l’Homme véritable uni au Dieu véritable » comme dit le pape Léon en 449. « Par rapport à cet homme-là, nous sommes encore des paléo-anthropiens, des pré-hominiens. »
Le génie métaphysique de Claude Tresmontant est donc d’avoir su déchiffrer l’apparition du Christ dans l’histoire de l’Univers dans une perspective historique et évolutive. Il y a toujours du nouveau dans l’histoire de l’Univers, contrairement à ce qu’imaginaient les anciens Grecs qui ne voyaient qu’un Cosmos fixe et statique incapable de se mouvoir et de changer. Le Cosmos était à leurs yeux l’Absolu, sans commencement et sans fin, sans genèse. Bergson a montré il y a un siècle que c’est impossible et que tout dans l’Univers est en genèse, ce qu’il appelle la durée, l’apparition continuelle d « imprévisibles nouveautés ».
Pour Claude Tresmontant, l’Univers reçoit constamment une information nouvelle qui n’était pas contenue en lui au départ. C’est la Création. Et la Révélation est l’achèvement de cette Création. Le Christ est quelque chose de nouveau, de même que l’Homme était quelque chose de nouveau lorsqu’il est apparu avec son cerveau de plusieurs centaines de milliards de neurones, il y a quelques minutes à l’échelle de l’histoire de l’Univers. Les Évangiles contiennent une nouvelle information, une nouvelle programmation, qui n’est pas imposée à l’homme, de l’extérieur, mais qu’il doit assimiler librement pour devenir l’homme véritable tel qu’il était conçu et voulu dès le Big Bang...
« Nous avons à réaliser, pour entrer dans l’économie de la nouvelle création, de la nouvelle humanité, une véritable transformation, une nouvelle naissance. C’est ce que le Rabbi explique à son collègue Naqdimôn (Jean, chapitre 3). Nous devons passer de la vieille humanité avec ses antiques programmations, à la nouvelle humanité, constituée par une nouvelle programmation, exposée en long et en large par le Rabbi et notée dans les quatre Évangiles. (...) Le but de toute la création, c’est de faire de nous des christs. » (L’Histoire de l’univers et le sens de la création, chapitre 7 : le Christ dans l’Univers). C’est ce que voulait me faire comprendre mon père quand il me disait : « Quand les paysans d’Ombrie voyaient passer François d’Assise dans leurs champs ou dans leur village, ils voyaient passer le Christ... »


Dans L’Enseignement de Ieschouah de Nazareth, paru au début des années 1970, Claude Tresmontant a bien montré en quoi la pensée du Christ est une nouveauté radicale dans l’histoire de l’humanité en ce qu’elle nous libère tous des vieilles programmations inscrites dans notre cerveau reptilien : la soumission au clan, à la tribu, à l’État, aux liens du sang, le désir de vengeance, la défense du territoire, l’accumulation des biens, l’emprise du souci, etc.
À partir du Christ hébreu, paru en 1983, Claude Tresmontant accomplit un véritable exploit sans équivalent dans le siècle en révélant ce que fut la langue du Christ, les mots qu’il employait, le rythme véritable de ses phrases notées et rapportées le plus fidèlement possible par les évangélistes. Métaphysicien et linguiste, Claude Tresmontant, ce faisant, s’est rapproché de l’humanité véritable du Christ et fait de lui non plus un nom abstrait mais une réalité palpable.
Ce sera l’objet d’une prochaine chronique...

Voir l'article : La Question de l'Incarnation, par Jérémy-Marie Pichon

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